Anne-Marie Zucchelli sur « De si loin un sillage », éditions du Petit véhicule 2020

« Un peu d’air
Août !
Mes vents défrisent la chaleur
Ara !

Îles de plumes respirent le feu

Impalpable criard !

Cette gorge répète à foison ce qui tord dans les lianes
les feuilles agitent l’esprit
le vent des bois

Le frétillement de l’œil

Ce soupçon d’amour

Vif gueulard !

Flèche creusée dans les veines du bois
la plume sorcière

Silencieusement rieur

Ara s’envole »

(Ara s’envole
, p. 65)

Il est des textes qui naissent dans l’élan. Tels sont ceux de Lambert Savigneux, poète et peintre, dans De si loin un sillage.
Le poète-peintre s’est mis en route à la recherche d’un territoire où être lui-même. Afrique ou Amérique du sud, où qu’il aille, il le trouve et le perd, puis recommence car il découvre partout des traces qui indiquent des chemins ; car partout il installe de nouveaux repères de son passage.
Le recueil en relève les signes. Lambert Savigneux les traduit lui-même en anglais. Ils forment une carte à la fois précise, sonore et fortement imagée, mais aussi dévorée d’éclats de lumière et d’ombres. Pour orner cette carte, une autre artiste, la peintre américaine Brigid Watson saisit sous son pinceau les marques échevelées des courants, des vents, des ensoleillements et des tempêtes d’un voyage tout intérieur.

La langue poétique creuse des effractions dans le cours ordinaire des jours. Effractions bienheureuses. L’écriture devient éruptive. Lambert Savigneux se guide au « frétillement de l’oeil » et aux soulèvements de l’air qu’il respire. De ses mots, il ouvre sur la page des espaces où il atteint une plénitude.
Lambert Savigneux est aussi un poète-musicien qui cherche sa parole au creux chaud où elle murmure, résonne et se laisse attraper : « Quoi ? Écoute »

Aller au monde

© Brigid Watson

« Je tiens les sons des commencements
Cette lettre en forme de nœud
Ce murmure, cette eau solaire
Les calmes irruptions des foudres
Comme la jointure des ivresses

Dans la résorption
de l’ombre
au pli du plein soleil
une rayure
tranche sur le rouge

Ce son pourrait être n’importe quoi
Emplit tout le mouvement
Baise le son parfait

S’étend se tend comme une eau ruisselle

Au bleu des deux miroirs
celui de l’air et de la peau
Nu, ce pourrait être
par quoi commence
Cet élancement d’aile envolé »

(Orion au bois lacté, p. 11)

Qui écrit et qui peint ? Sans doute « l’enfant (qui) s’éveille » ?
Car la mémoire est neuve. Il ne peut être question dans ce recueil de se remémorer le passé. Au contraire, le poète écrit pour que quelque chose passe, que quelque chose se mette en route et qu’enfin l’homme advienne. Il écrit pour naître au monde. Avec une espérance toujours renouvelée. Une intensité attendue.
La langue tremble de désir. « Est-ce l’âme ce trou de lumière / Les traces vives des incarnas » ?
Si elle se laisse porter, si elle hésite et se saisit tout à coup d’une évidence, c’est que le point de départ de l’écriture est le corps qui vient à la vie.
Le poète chante le premier cri, ces « sons des commencements » ; la première lumière, cette « résorption de l’ombre au pli du plein soleil » ; la première sensation du corps « nu » « par quoi commence ».
Il vient et revient au monde.
Le désir ne s’en épuise pas. Il s’imprime aussi profondément dans la palette et la gestuelle de Brigid Watson. Il guide chez le poète le travail obstiné d’élargissement et de lâcher-prise – « Et faut-il laisser les mots transpirer / Les laisser dénouer ? » – où il se déprend de la conscience pour mieux s’incarner dans la matière du langage.
Alors se mettent en place des réseaux d’images qui résonnent entre elles et tiennent ensemble les diverses parties du recueil : des paysages maritimes et insulaires, des oiseaux, le corps et sa sensualité, une perception organique du monde … Elles laissent dans l’esprit du lecteur des visions en partage. Qui demeurent, fortement charpentées d’ombres et de lumières. Qui nous offrent ainsi à pénétrer à notre tour dans ces paysages et les installent en nous.

Terre !
« Moi dans le vent / le monde à vif ». Lambert Savigneux cherche l’aventure, ses luttes, ses naufrages et ses sauvetages.
De si loin un sillage est un journal de bord ou bien la lettre glissée dans la bouteille lancée à la mer par un voyageur qui a perdu sa route et se découvre pris au hasard des « errements des courants » et de « l’emportement de l’avant ».
Il faut à l’écriture l’énergie de la survie. Faire face, telle est l’urgence. Le corps accepte le naufrage dans l’espérance du salut.
Le voyage est maritime et la carte un portulan où le poète dessine les contours des rives inconnues auxquelles il aspire.
Il en appelle à l’eau : « Trempe / plonge / le fluide / au flot / du courant ». Pour être emporté plus loin encore vers des espaces inconnus, il convoque la tempête, les « irruptions des foudres », les « colères des lumières » et « les rugissements des fonds », dont la langue sonore forme un radeau pour ses mots.

Il se fait naufragé volontaire. Voilà qu’au loin se dessine l’île. Il en atteint les rives. Terre !
« Îles de plume », « îles embarcadères » !
Pour le corps sauvé, le monde nouveau s’offre en mosaïque. Le mélange est mouvant. Mais l’œil sait voir et les mots rassemblent. L’intensité tient à l’accord qui s’établit entre ce qui est suggéré et les éléments que le poète remarque et accumule, des objets échoués soumis à l’abandon et au travail du temps. Aucun sentiment d’exotisme. Les rives ne recueillent que les fruits des naufrages : « Le ressac ramène / de l’île / à la rive / avare / le jeu de dupe / où lui / trouve / ce que l’autre perd ». Ceux qui demeurent là vivent dans l’espérance du départ.

« La mer apporte autre chose
des bouts de bois blanchis
tortueux et tordus
les membres des par-dessus bord reviennent en fantôme
pâles entortillés qui dératent des cargos

Pans de rouille
filoches de bleu sale
des fers tordus des tôles rongées
rouge-morsures
qui éventrent
gouvernails décolorés
écailles de bois peint
creux des gonds
visses galets et filets

Dans les dérives d’huile et de mazout
à flot
en nombre toujours plus nombreux
plus vaste que la noirceur

Et la grève agrippe au ressac
la roche retient
par les entailles des bouts de laine
des craqures de trous
des fils tissés
goudrons
des coques de noix
des toiles et des cordelettes  »

(Aux rives des choses, p. 51)

Corps
La langue poétique de Lambert Savigneux est sonore et cherche « où les sons à la source éparpillent »
Elle est visuelle. Elle « lorgne vers la nymphe / femme du désir ou regard de convoitise / indécence ou parabole »
Elle est tactile et odorante. Elle « Hume le sable / la remontée / le long des doigts / la peau  »
Elle est charnelle : « Velouté / la grenade crépue / plus forte / que le renoncement »
Elle est affamée et « te laisse anthropophage »
Elle est aérienne : « Un peu d’air / Août / Mes vents défrisent la chaleur »
Elle est spirituelle : « La transparence / une intériorité / au silence des rythmes / le recueillement »
Elle est espace : « Il n’y a que la peau / le vide / et les écarts / le regard / sans cesse / tente de fuir / pour voir »
Elle est corps, « corps en meute (…) en mimesis ardente »

Dans le monde poétique de Lambert Savigneux règne un être archaïque qui emprunte à la nature les « yeux des vagues / peau de l’eau sur les brisants / une tige dans les feuilles/ les pleurs d’un soleil ». Il possède l’identité double, masculine et féminine, dont les jeux ouvrent dans l’écriture « un trou de cent mille mots » où « les mots illustres / roulent comme le vent / la verticalité ne retient pas / l’étalement de l’eau // Dévalent et roulent / et les creux les engouffrent / les salivent / ne recrachent ni ne déglutissent ».
Car l’écriture est un acte charnel.

«En rond une bouche
livre les extraits des masures
feuilles pilées tiges coupées
l’eau forte du vert
ventre rouge écaillé
les plumes parent une argile

Un coin d’ombre et dort
Un papillon
la peau, une terre cuite

Des sons en A
dans les feuilles !
Pincent
bois sourd
le cuivre
ce U
une robe tressée
la liberté marronne, qu’est-ce ?»

(Lave du jour, p. 71)

Ciel
Par deux fois dans le recueil, Lambert Savigneux s’en remet à Orion, « Orion au bois lacté », dont les œuvres sont les « cernes d’Orion ». Orion, le chasseur, l’amant d’Eos la déesse de l’aurore, le porteur de la lumière d’été et de « l’Espace illuminant ». Orion, sept étoiles formant la constellation la plus ancienne représentée par les humains.
Ainsi se tracent les routes du voyage. Le poète tient son cap grâce à la constellation de signes qu’il inscrit sur sa page : « le besoin d’une digue / peut-être le choix des mots ? »
Double déplacement poétique : le voyage se fait langage, mais le poète écrit comme il peint : « L’argile / la flore / le fleuve / l’océan / et les coulées / de lave // Telles quelles / à mi-chemin / sur ma rétine »
Le poème « s’étend se tend » comme le pigment dans l’eau. Le poète écrit comme il peint et use des mots comme d’un pinceau : « les yeux m’en disent plus / et la main / pagaie les lignes claires ».
Tels sont les signes de sa constellation : « Nuit retournée / pleins bariolés », « ligne éparse », « une boucle verte borde l’indigo », « ocre carmin, rêve de nacre »,« des fards le rouge / simulé / pour que foncent / les roses / piquetés de chaud »…
La peinture silencieuse hante les mots de sa « transparence et [sa] matité vive ». Dans cet écart s’installe la dimension contemplative, une pensée profonde qui tient l’axe de la trajectoire : « la transparence / une intériorité / au silence des rythmes / le recueillement ».
Le poète oscille entre le silence et le murmure. Les ombres se font lumières.
« Je pense au Titien », écrit Lambert Savigneux, « Titien me revient dans l’eau carmine ». Il va entre les épaisseurs des matières comme entre les îles. Ce que le poème ne dit pas, la peinture tente de le faire. Alors le poète, à la pointe du ressenti, constelle de mots la page comme le ciel d’étoiles. (AMZ)

« Au retour d’une lave froide

Alors qu’il tentait de choir
un recul a instauré un calme

Une pesée des mots
la lenteur nécessaire

La mule
la finitude à l’aube

Même la révolte
et le choix
de détourner
vire en ressac

La mer alors
ramène aux vagues le rivage
c’est l’eau qui renouvelle le temps en rouleaux

Le sable sans qu’il soit triste
montagne infime au creux des doigts
l’âge zen
enroule la pierre
sonde l’inaccompli

Ce geste de puiser et le partage»

(Titien dans les flots, p. 131)

Anne-Marie Zucchelli , N(o)uages 26-02-2022
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